« L’embêtant c’est que le mot ne fait pas sens non plus. »
English version below
Layering, œuvre de 2017 composée de 120 carnets, cristallise les questionnements de Lina Ben Rejeb : d’un côté son intérêt pour l’écriture en tant que geste, mais aussi en tant qu’ensemble de signes, et son support, le livre, réceptacle littéraire. De l’autre côté elle intègre la peinture par le biais d’aplats, en choisissant les couleurs typiques des craies d’écoliers, même par la couleur elle signifie l’écriture.
Pas de châssis, pas de toile, la peinture se colle à la page de ces petits carnets de notes. La trame se construit, des grilles se forment, comme pour symboliser l’état de constriction que s’impose l’artiste, mais aussi le continuum de la narration. Ben Rejeb laisse entrevoir l’aspect le plus intime de l’écriture, faisant écho au bloc-notes magique de Freud, le souvenir se fixe et peut être reproduit à l’infini. Le titre même évoque la pratique artistique de Lina Ben Rejeb qui procède par étapes. A chaque étape, à chaque carnet, à chaque signe, à chaque nouveau fragment de surface, ses gestes se répètent et se superposent l’un à l’autre. L’artiste nous livre une partition tridimensionnelle de couleurs, de lignes, de vides et de pleins, que l’on aurait envie de feuilleter et de recomposer selon notre humeur. On attend l’intervention de l’artiste, mais comme un rituel, une fois son corps usé, elle aura préféré figer une seule composition de ses multiples gestes. Ce même processus de réitération du geste et de stratification se retrouve dans HIIH (2011), cette fois ce n’est plus le corps qui est mis à l’épreuve, c’est la machine que l’artiste pousse à bout. Elle explore la distorsion du mot hi en l’écrivant de gauche à droite et de droite à gauche (sens d’écriture des langues de l’artiste), ensuite via l’utilisation d’un photocopieur le mot torturé devient matière : un élément pictural se muant en image, forme, monochrome, jusqu’à sa propre disparition. Il semblerait que pour Ben Rejeb la seule façon d’éviter toute incompréhension due à l’inexistence d’un langage commun et ainsi à la traduction, serait de redonner plasticité à la langue ; en pointant l’insuffisance du signe même, HIIH en révèle un état essentiel et universellement lisible. L’importance du geste, l’utilisation de la langue et du mot en tant que matière plastique font écho à l’œuvre Jeune femme cherche ouvrage de 2012. L’ouvrage fait référence au travail au sens large : du travail ouvrier au travail artisanal, ou encore à la production littéraire (la littérature est source d’inspiration pour les titres des œuvres de l’artiste), jusqu’à la façon même dont l’ouvrage est exécuté. Ici les mots sont métaphore de nutriment, mendiés par l’artiste — qui « accepte toutes les langues ». Que ferait-elle sans la générosité des gens rencontrés dans le métro ? Son œuvre n’aurait pas lieu d’être. Plus encore que pour d’autres pièces, ici l’œuvre évolue avec l’imprévu et l’accident, le résultat n’apparaîtra qu’une fois toutes les étapes terminées. A propos de son œuvre l’artiste elle-même dit ne pas vouloir réparer l’accident mais au contraire vouloir le révéler en tant qu’élément constituant de l’œuvre. En effet il est impossible de ne pas prendre en compte l’accident lors d’une action répétitive, car il est la faille due à la fatigue, la faille d’un mécanisme qui s’enraye, l’encre épuisée. Cet accident invisible est la différence intrinsèque à la répétition. L’intérêt du geste répété est de parvenir à un résultat inattendu qui se transfigure en autre, pour reprendre l’ouvrage de Deleuze, Différence et Répétition (1968), le résultat du geste répété n’est pas que le Même (geste) soit répété, mais que le Même (geste) se reproduise dans la Répétition, la Répétition devient l’événement en tant que tel. C’est aussi par la répétition paradoxale que les œuvres de l’artiste révèlent l’aspect dynamique de la langue, que la lettre se trouve détachée du sens. Depuis toujours l’œuvre de Lina Ben Rejeb est traversée par la quête d’un degré zéro de l’écriture et de la peinture, par une recherche constante de réduction du mot à image. Le travail présenté lors de son exposition Speak white (de l’œuvre éponyme) en est un paradigme, ici l’image-peinture définit le mot dans un processus opposé à celui du langage, la trame du livre se mêle à la trame de la peinture, car l’œuvre souhaite « parler blanc, sans les mots, de peinture non originale », selon les mots de l’artiste. C’est ainsi qu’à partir du mot Ben Rejeb arrive à l’image, qui à son tour témoigne d’un geste ; par l’étirement du mot, par la décomposition de tout élément constituant le tableau ou le livre, le support laisse s’exprimer la matière libérée. Si l’idée de l’œuvre naît de l’art conceptuel, la réalisation s’en affranchit, se situant à mi-chemin entre la rigueur du suprématisme et le graffiti. La recherche de primordialité, qui se traduit par le travail sur l’essence de l’écriture et de la peinture, caractérise les œuvres peaux qui font office de cartels. Celles-ci sont composées de couches picturales décollées par l’artiste grâce à un procédé chimique provenant des techniques de restauration. La matière peinture placée à côté de son œuvre-mère en communique son élément fondateur. Ce n’est pas un hasard si ces œuvres portent toutes – à côté du titre de l’œuvre à laquelle elles font référence – la mention «bis». Ce ne sont plus les quelques mots explicatifs qui nous donnent la clé de l’œuvre, il s’agit ici de donner parole à l’essence même de l’œuvre, à sa matière à l’état premier, le plus pur. Les quelques résidus de langage et d’écriture que l’on pouvait retrouver dans les carnets, ont ici définitivement disparu, seule la matière possède le pouvoir de s’exprimer. Le «bis», le positionnement de ces œuvres sur le mur (et ainsi leur rapport physique aux autres œuvres), sont les seuls indices du rôle joué par ces peaux. Il apparaît alors que ce «bis» indique la face cachée de l’artiste, son double, sa passion maîtrisée jusque là ; la libération du geste qui tord la matière tel un sculpteur, qui la façonne, qui la rend organique. Ben Rejeb s’amuse à brouiller les pistes. Elle sculpte la peinture, qu’elle encadre ensuite, mais qui finalement ne subit pas le joug du cadre : c’est le corps de l’œuvre avec ses plis et ses interstices, avec son aspect sensuel qui ressort. Le pli, élément présent depuis toujours dans l’art, symbolise la mémoire, le geste de l’homme, le passage du temps. Plier, déployer, autant de gestes quotidiens, de façonnements, d’apparitions et disparitions. Des traces sur la peau qui s’accentuent avec le temps. Finalement, la peau n’est-elle pas l’élément qui à la fois sépare et lie l’extérieur et l’intérieur ? La nature et la culture ? La connaissance intellectuelle et la connaissance physique ? La peau n’est-elle pas le lieu de la trace, de la cicatrice ? De la mémoire indélébile ? Au travers de ce «bis», Lina Ben Rejeb tisse un lien entre mémoire de l’œuvre et mémoire physique. Il faut garder mémoire semble nous dire l’artiste, la mémoire du geste de l’écriture dans les carnets, mais aussi la mémoire du lieu (Comme à l’origine, 2013), de l’objet (série Couverture muette, 2016), la mémoire des gens (Jeune femme cherche ouvrage, 2012). Marie Savona “What is annoying is that the word does not make sense either.”
Lina Ben Rejeb is driven by a deep interest in the act and concept of the written word.
The work Layering (2017), an installation comprised of 120 notebooks, crystallises the main conceptual and theoretical concerns for the artist. On the one hand she explores the gesture of writing, its signs and its medium – specifically, the book as container of literature. On the other, she incorporates painting through the use of flattened surfaces, choosing colours that seem to recall simple classroom chalk. Here, even colour itself is a signifier of writing. Without stretcher or canvas, painting still floods the pages of these small notebooks. Colours, black lines of differing width, white surfaces and the spaces in between are all interlaced. A subtle grid takes shape, as if to symbolise a narratological continuum, but also the laborious conditions of the artist’s practice. Ben Rejeb lets the intimate facet of writing reveal itself discreetly, echoing Freud’s Wunderblock, where memory is fixed and can be reproduced ad infinitum. The title itself – Layering – explores the processual nature of Lina Ben Rejeb’s practice. For each layer, each notebook, each sign, each fragment of surface she repeats the gestures, gradually overlaying them. Facing the multi-dimensional score of colours, lines and voids, we might feel the desire to leaf through the pages of the notebooks or to recompose the work entirely. We await the artist’s action as if part of a ritual and then, the body expended, she freezes a single composition of multiple gestures. Lina Ben Rejeb employs the same process of reiterated and layered actions in the work HIIH (2011), but instead of pushing her body to the limit, she wears out the machine. Here Ben Rejeb explores the distortion of the word hi, by repeatedly writing and torturing it using a copy machine. The word becomes a pictorial element, turning into an image, a shape, or monochrome, through its own disappearance. It seems that for the artist, the only way to avoid language barriers or the inevitable misunderstandings that occur in translation, is to give physical plasticity to language. By pointing out the inadequacies of the sign, HIIH brings out the essential condition of the sign itself, which becomes universally understandable. The importance of gesture, the use of language and words as a supple medium can be found in Jeune femme cherche ouvrage (2012 - Young woman looking for work). The French word ‘ouvrage’ refers to work in the broadest sense: from manual labour and craft, to artistic and intellectual work. It also refers to works of literature – a great source of inspiration for the titles of Ben Rejeb’s works – and even to the action of work itself, the task. In Jeune femme cherche ouvrage, documented by the video Passants, inconnus, étrangers (Passers-by, unknown persons, strangers), words are used as a metaphor for sustenance. The artist positions herself as a beggar in the subway, asking for and “accepting all languages”. In this way, without the generosity of people, the work simply could not be. More than any other of her works, Jeune femme cherche ouvrage progresses through the unexpected and the accidental. The artist herself explains that she does not intend to resolve mishaps; on the contrary, she wants to reveal them as necessary components of her work. From fatigue-induced error to ink cartridges that dry out and faulty mechanisms that jam with over-use, the accidental is shown to be a fundamental element of any repeated action. These are the invisible events that are the difference inherent to repetition. The purpose of the repeated gesture is precisely to reach an unexpected result, a seemingly unlikely transmutation into the other. In Difference and Repetition (1968), Deleuze says that the result of the repeated action does not lie in the repetition of the Same (action), but in the Same (action) being reproduced, through the Repetition. The Repetition becomes the event as such. Through repetition, Ben Rejeb’s work reveals the dynamic aspect of language, whereby letters and words are detached from their meaning, conveying their strength as images. The quest for a zero degree in writing and painting infiltrates the entirety of the artist’s practice. The works shown in her exhibition Speak white – from the artist’s eponymous work – offer a matrix for understanding this. In opposition to the process of language, the image-painting defines the word. The work intends to “speak white, without words, about non-original painting”, as the artist explains, by merging text together with painting. In this way, starting with words, Lina Ben Rejeb arrives at the image, which is itself the trace of gesture. Through the distension of a word or the deconstruction of books’ or paintings’ various components, matter is here freed from its own materiality. While the idea of the work has roots in conceptual art, its realisation goes beyond this, presenting a half-way point between the rigours of suprematism and graffiti. The quest for the primordial – through the artist’s practice and research focusing on the essence of writing and painting – characterises the works peaux (skins), which then accompany other works as their labels. They are made of pictorial coats that the artist detaches employing a chemical process coming from techniques for art restoration. The skin expresses the base element of the mother-work that has borne it, hanging next to it and bearing its name, with the addition of the word bis (a diminutive element “b”). The label is no longer a commentary providing facts; rather, the artist lets the essence, the pure substance in its original condition, define the work. Here the residue of language and writing found in the notebook installations disappears entirely. Only matter has the ability to express. It appears that the presence of the word bis in the titles and the arrangement of the hanging are the only indications of the role played by the peaux. This bis might reveal the hidden underside of the artist herself, a double of sorts, containing her – up to this point – controlled passion. The gesture is released, twisting and moulding the material, like a sculptor, shaping it organically. Ben Rejeb plays and scrambles. She sculpts the paint, frames it, and then finally releases it from the frame. The body of the work emerges, with its folds, its interstices and its sensual aspects. The fold, an ever-occurring topos in art, symbolises memory, the gesture of human being, and the passing of time: folding and unfolding, the many gestures of the everyday, mouldings, apparitions and disappearances. Lines deepening with time. Skin is the element that both separates and binds the outside and inside, nature and culture, intellectual and physical knowledge. Skin is the place of scars, of traces and indelible memory. Through bis, Ben Rejeb creates a connection between the memory of the work and physical memory itself. For the artist, “to keep memory” is a process that the works innately carry within and emanate beyond themselves. Encompassing the memory of the gesture of writing in notebooks, the memory of a place (Comme à l’origine, 2013), of an object (series Couverture muette, 2016), or even the memory of people (Jeune femme cherche ouvrage, 2012). Marie Savona |
Bio
Lina Ben Rejeb nait en 1985 à Kélibia en Tunisie. Diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2011 elle a fait un post-diplôme à l'Ecole du Louvre/ENSBA. Procédant par répétition, l'artiste met en place des dispositifs où les limites de la reproduction entraînent des transformations sensibles. L'accident programmé, le protocole ou l'événement chimique induisent au sein d'une même œuvre des aller-retours entre l'écriture et la peinture, de la peinture à la sculpture, de l’objet unique au multiple, de la surface au volume, de la forme au fond, du lisse au pliage, ou encore du texte à l'image. En 2012, l'artiste a reçu le Prix Keskar de la fondation de France. Elle a participé à de nombreuses expositions collectives et a bénéficié d'une exposition personnelle à la galerie Florence Léoni à Paris en 2013. En Janvier 2016 a eu lieu sa première exposition personnelle à la Selma Feriani Gallery à Sidi Bou Said en Tunisie.
Lina Ben Rejeb studied at the École Nationale Supérieure des Beaux-Arts in Paris, graduating in 2011, and has since exhibited in Tunisia and France. Taking the language of notation as a starting point for her explorations, her research builds on the tensions between visibility and legibility and the serendipitous shapes and patterns revealed through layering and partial obliteration. Choosing photocopying and painting as her primary techniques, she approaches texts as a pictorial surface. For Ben Rejeb, text becomes a site of transformation, choosing to translate entire written works into series of underdulating, monochromatic forms. In this, a new kind of visual language emerges.
Ben Rejeb’s artworks establish a dialogue around the accessibility and transmission of language, for example in any translation of Arabic to Latin, parlance and phraseology will inadvertently become lost in communication. In rendering a language that in essence is unreadable, Ben Rejeb draws attention to the very inevitability of distortion. Education
PhD researcher in fine arts. Paris-Sorbonne University, Paris VIII. Paris
MA in curatorial practice. Paris-Sorbonne University, Paris IV. Paris
Postgraduate diploma Ecole du Louvre – Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Paris
DNSAP Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Paris
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